
Autant dire que j'étais assez hésitant vis à vis d'un livre dont encore une fois mon couple préféré de détectives privés était absent, et qui pis est se présentait comme un roman historique, genre que je n'aime guère.
Ce que j'avais aimé dans les enquêtes de Kenzie et Gennaro, outre les titres poétiques, c'était bien sûr les intrigues complexes et mouvementées, les rebondissements, le suspense et les dénouements inattendus indispensables à d'excellents romans policiers, l'amour contagieux d'un auteur pour sa ville, mais surtout des fulgurances de style, 2-3 phrases (par livre) sorties de nulle part et jamais lues avant et qui me laissaient pantois d'admiration (et de jalousie) et ces dialogues savoureux, ces joutes verbales, mélanges d'amour, d'humour, de désir et d'agressivité, entre Kenzie et Gennaro, dignes des comédies de Shakespeare.
Ces fulgurances et ces dialogues étincelants avaient disparu des 2 romans qui m'ont déçu, je ne les ai pas non plus retrouvés dans un pays à l'aube mais j'y ai trouvé d'autres qualités presque égales.
On peut parler de grandiose fresque historique montrant la naissance d'une nation alors que paradoxalement l'histoire - les histoires - se déroulent presque intégralement à Boston et sur une courte période de 2 années à peine.
Mais durant ces 2 années il s'en passe des choses : la fin de la 1ere guerre mondiale, l'épidémie catastrophique de grippe espagnole, le progrès des idées de gauche et du syndicalisme jusque dans la police, la radicalisation des travailleurs, et cause ou conséquence la radicalisation du pouvoir en place, les prémisses de ce qui deviendra le FBI, la chasse aux bolcheviks et anarchistes, les attentats à la bombe qui y répondent ou la précèdent, la 1ere grêve de policiers des Etats Unis à Boston, et les émeutes terribles qui ont suivi et une répression tout aussi terrible, et à côté ou par dessus tout cela, le problème de l'immigration et la question raciale, le tout dans un pavé de 760 pages où de nombreux destins individuels s'entrecroisent magistralement, reliant les histoires à l'Histoire.
Des fresques de ce genre ne sont pas rares, loin de là, mais celle-ci est réussie à tous les points de vue, on y croise des figures historiques réelles (Babe Ruth, le plus grand joueur de base-ball de tous les temps, le futur président Coolidge, Hoover, le futur maitre du FBI, et des anarchistes célèbres en leur temps) mélées sans artifice à des personnages inventés, noirs, blancs, irlandais, slaves, italiens, flics, gangsters, politiciens, ouvriers, des jolies figures de femmes courageuses dont le courage n'est pas seulement physique mais surtout moral, de ces femmes qui n'ont pas peur d'aimer totalement (Nora l'irlandaise et Lila la noire) ou de haïr jusqu'à la mort (Tessa, la poseuse de bombe fanatique), mais surtout 2 personnages masculins inoubliables, Danny le flic blanc et Luther, le jeune noir aux multiples talents, d'une épaisseur et d'une profondeur qui égalent presque la vie réelle, et qui évoluent, de prises de conscience en erreurs dramatiques, de l'immaturité de jeunes chiens fous à une noblesse d'âme magnifique, devenant deux modèles de ce que ce pays d'extrêmes peut produire de meilleur.
Un portrait saisissant et sans fard de l'essence de l'Amérique dans ce qu'elle a de plus haïssable (politiciens sans scrupules, patrons sans conscience, flics corrompus, racisme, violence, stupidité, ignorance, rapacité) et de plus admirable (saints, martyrs et héros, générosité, grandeur d'âme, conscience aigue du devoir, de l'amour du prochain et une volonté sans faille de construire un monde meilleur à la force du poignet)